Une fois que les premiers mots franchirent les lèvres de son interlocuteur, Yukito crut bon de rencontrer ses yeux, afin de prouver une écoute attentive. Il n’était pas son père mais ressemblait beaucoup au premier tortionnaire de son existence. Son regard était aussi vif et déterminé que son géniteur, de même que cette puissante aura qui anéantissait tous doutes sur sa destinée. Il était bel et bien le chef du clan Masuda et personne n’aurait pu remettre en question ce statut. Le tueur avait l’impression de faire une introspection, une sorte de retour en arrière qui le ramenait à un temps formateur et cruel qui faisait partie intégrante de ce qu’il était aujourd’hui. Cette pièce, il la connaissait pour l’avoir surveillée des centaines de fois, pour avoir éliminé plus d’un invité aussi. Ces murs nus et traditionnels, cette ambiance pesante qui rendait mal à l’aise et imposait un sentiment de crainte, rien n’avait changé…excepté le patron. Les méthodes, les gardes, les habitudes. Si tout était aussi intact, il se savait épié de toutes parts, contrôlé par des gardes prêts à surgir au moindre problème. Ils ne devaient pas être plus d’une dizaine et malgré l’atout du nombre, il connaissait leurs emplacements et leurs techniques de combat, pour avoir autrefois utilisé les mêmes. Cette sensation qui s’emparait de son être était étrange, particulièrement gênante et bien qu’il tentait de la mettre de côté, elle rendait ses mains moites et son ouïe plus développée que jamais. Il devait se préparer à toute éventualité, de même que les hommes du clan le scrutaient en vue d’une attaque possible. Se battre contre eux ne serait pas une mince affaire, mais il croyait en ses capacités, en son expérience et se savait un ennemi de taille respectable.
Ses mâchoires se crispèrent immédiatement aux paroles du chef, réaction instinctive qu’il eut plus de mal à cacher en raison de son impulsivité naturelle. En le rabaissant au rang d’animal, il mettait ses poings sur la table et instaurait une relation de monarque à sujet, voire esclave. Ce manque de diplomatie était parfaitement ordinaire car Masuda Jubei n’avait rien à prouver à quelqu’un comme lui. C’était à Yukito de faire ses preuves, de se montrer à la hauteur de la tâche qui lui serait confiée. Il n’était plus question d’indépendance, de vie réglée selon ses propres convictions et il avait du mal à se plier à ce nouveau règlement. D’ailleurs, une partie de lui refusait encore de s’y soumettre…Néanmoins, il avait choisi de prendre la direction qu’on lui demandait de prendre, à savoir un retour dans le passé. Le mafieux aurait très bien pu le menacer, mettre un contrat sur sa tête et il aurait été contraint de fuir d’autres ennuis que la police. Il le mettait au parfum, se voulant direct et certain que le tueur à gage comprenne ses exigences. Il voulait avoir une emprise sans limite sur lui, être au courant de ses moindres faits et gestes, les approuver ou les refuser…Cette sentence sonnait comme une punition pour avoir quitté les siens aussi longtemps sans jamais s’être rendu compte de son erreur. S’il revenait aujourd’hui, ce n’était pas pour un seul et unique contrat : c’était définitivement. Il ne serait plus un tueur à gage indépendant, mais bel et bien un chien mafieux au collier suffisamment enfoncé dans sa chair pour qu’il ne puisse plus le retirer. Est-ce qu’il était prêt ? Avait-il réellement pris conscience de ce que cette rencontre impliquerait à l’avenir ? Ne voulait-il pas faire machine arrière ? Si c’était le cas, le temps n’était plus de son côté.
Il ne cilla à aucun moment, conservant cette expression placide sur le visage sans pour autant paraître trop calme. Le chef avait du être tenu au courant de ses premiers pas ici, de ses crises, de ses instants de folie qui se soldaient généralement par une flagellation, d’où les multiples cicatrices que comportait son dos. Même s’il avait prêté serment d’allégeance auprès du prédécesseur de Jubei, il n’avait pas été le plus obéissant de tous. C’était même le moins docile et cette caractéristique était ce qui avait plu à feu Masuda-sama. Cependant, son fils ne réagirait probablement pas de la même manière face à une telle attitude, si elle devait se reproduire…mais Yukito devait à son tour lui faire comprendre qui il était.
Je tiens tout d’abord à vous présenter mes félicitations quant à votre avènement au rang de chef du clan, dit-il en s’inclinant derechef. J’ai été sous les ordres de votre père durant de nombreuses années et la possibilité de réintégrer la famille Masuda est un honneur…Néanmoins, je me dois de vous informer que je ne suis pas le chien que vous croyez.
Un bref silence, quelques mouvements aux quatre coins de la pièce et Yukito reprit son monologue.
Je suis conscient de manquer de tact en vous abordant de la sorte, mais il est un point important que vous devriez prendre en compte me concernant. Je sais également qu’au moindre signe de votre part, je peux me retrouver sans vie, une balle logée entre les deux yeux…alors j’espère que vous saurez me consacrer quelques minutes avant d’ordonner mon exécution imminente.
Nouveau silence. Attente d’une réaction de son interlocuteur…reprise.
Comme vous l’avez dit, je connais vos règles, vos méthodes, vos techniques de combat et vos pratiques. Je sais pertinemment que vous n’avez jamais cessé d’être influent dans le monde du crime et je sais aussi que vous êtes à l’origine de milliers de meurtres. Par rapport à ce quota, je ne suis qu’un tueur de bas étage…qui possède cependant quelques avantages que vous pourriez aisément exploiter à votre guise. Je sais où est ma place et où est la votre...mais je sais surtout que cette soumission ne peut être définitive. J’espère que vous me comprenez…
Son ton n’avait rien de doux mais restait respectueux. Il n’était pas question de lui lécher les bottes en voulant s’attirer ses bonnes grâces, mais bien de l’informer de son caractère sauvage qu’il ne réussirait pas à anéantir complètement. L’indomptable fauve voulait expliquer au chef du clan qu’il ne serait jamais comme ses hommes et que s’il comprenait cela, s’il acceptait cette part d’indépendance, alors il pourrait obtenir de lui absolument tout ce qu’il désirait. Il savait qu’on écoutait aux portes et que cette attitude pouvait passer pour une rébellion inappropriée, mais il n’en avait que faire de ces êtres désormais incapables de penser par eux-mêmes. Yukito était différent et devait expliquer cette différence au nouveau Masuda-sama. C’était un risque à prendre et même si sa vie était en jeu, il n’avait rien d’autre à perdre : qu’il se fasse assassiner maintenant ou quelques années plus tard, qu’est-ce que ça changerait ? Il ne manquait pas de cran et refusait de baisser le regard, maintenant que leurs pupilles se mêlaient. Il aurait presque cru entendre un léger brouhaha de voix masculines, probablement surprises et indignées mais néanmoins tenues en haleine par la suite des évènements. Restait à savoir comment le nouveau chef de famille allait prendre ce comportement.