C’était fini. La journée qu’Ema avait décidé de passer loin de la grande ville de Seoul touchait déjà à sa fin. Elle avait passé une bonne journée, toute seule, comme une grande fille. Débrouillarde, Ema l’avait toujours été. Il lui suffisait d’un peu d’envie pour prendre sa voiture et partir, s’éloigner un peu du stress de la métropole. Pour ça, elle s'était habillée simplement, et n'avait pas sorti les talons. Non. Elle avait mis sur sa tête un joli bonnet que sa mère lui avait fait pour l'hiver dernier, ainsi qu'une veste en jean par dessus un pull long de couleur gris.
Durant cette journée, elle avait roulé en voiture, s’était arrêtée dans des endroits déserts, avait profité du silence et réfléchi à son avenir. Parfois même, elle avait fait ce qu’elle s’était jurée de ne plus faire : contempler sa main gauche, plus précisément, son annulaire gauche, et se dire que quelques années auparavant, à ce doigt-là, régnait un anneau, un bel anneau, en or blanc, qui scellait pour l’éternité (normalement) sa promesse de rester fidèle au même homme. Promesse qu’elle n’a pas été capable de tenir, après un tragique accident. Mais pourquoi diable n’a-t-elle pas été fichue de tenir cette promesse ? Quoi ? C’était trop dur de rester fidèle à un pauvre garçon paraplégique ? Visiblement oui, ça l’était. Elle ne voyait pas le mal quand il lui souriait et lui disait qu’il était amoureux d’elle, plus encore qu’au premier jour. Et que pour rien au monde, même dans un fauteuil roulant, il ne voudrait laisser tomber leur histoire. Le problème, c’est que le jeune homme ne s’était jamais imaginé une seule seconde qu’elle aurait été capable de le tromper. Pire, le tromper avec son ami d’enfance… Tatsuya, c’était son prénom. Ema se souvenait de leur première rencontre, à l’hôpital, juste quelques jours après l’accident de Hiroki. De tous les proches de Hiroki, elle était celle qui passait le plus de temps à son chevet, à sourire quand il était éveillé, à fondre en larmes quand il s’endormait. C’était un de ces jours pluvieux qu’il est arrivé, dans cette chambre d’hôpital, le 18 Mars, avec un bouquet de fleurs pour son ami d’enfance, ainsi qu’un ballon de rugby couvert de signatures. Ema n’avait pas essayé de comprendre d’où il sortait, elle s’en fichait à ce moment précis. Tout ce qu’elle voulait, c’était que Hiroki remarche, puisse à nouveau jouer au rugby avec son équipe, poursuivre son rêve. Quoi de plus normal ?
Pourtant, la présence de ce jeune homme dans la chambre lui était pesante. Elle n’aimait pas pleurer devant les gens, encore moins devant des inconnus, mais ce jour-là, rien n’y faisait. Elle n’arrivait pas à se calmer. Ce n’est qu’en posant ses yeux sur lui pour la première fois qu’elle trouva la force d’arrêter de pleurer. En voyant son petit sourire au bout des lèvres, elle comprit qu’il n’était pas de passage dans sa vie. C’était un signe. Elle l’avait senti. C’était sûrement lui, son espoir dans ce long cauchemar qu’elle s’apprêtait à traverser. Mais au final… Quoi ? Il était devenu à la fois son bonheur, et son malheur. Il avait rendu sa vie un peu plus jolie. Ce qu’il avait fait exactement, c’est qu’il avait détruit son passé et construit son futur : plus de Hiroki, plus de fiançailles, plus d’histoire d’amour, plus de Kyoto… Seulement lui pour quelques jours.

Lors de leur première nuit ensemble, Ema n’avait pas réfléchi aux conséquences. Elle n’y avait pas pensé. Tout ce dont elle pensait, c’était cette pulsion sexuelle qu’elle avait eu face à Tatsuya. Face à face, seuls dans cette chambre d’hôtel, à seulement quelques kilomètres de l’hôpital où Hiroki dormait paisiblement. Dès le moment où il avait posé sa main sur le bras maigre de la jolie asiatique, tout semblait évident. Elle avait glissé ses bras fins autour du cou robuste de Tatsuya et l’avait embrassé, s’aventurant dangereusement sur les routes de l’adultère. Vous dire qu’ils s’étaient arrêtés là serait mentir. Au contraire, ils n’ont pas voulu refouler leurs envies et sont allés jusqu’au bout, dans ce grand lit, où il lui avait fait l’amour tendrement. Ils avaient passé une bonne partie de la nuit dans les bras l’un de l’autre, avant qu’elle s’endorme la première.

Assise sur le siège avant, côté conducteur, Ema avait réalisé qu’elle pensait encore à ces deux fois où ils avaient couché ensemble. Aussitôt, elle ferma les yeux en soupirant, d’un air de dégout. Il fallait qu’elle arrête de penser à ça, et reprendre la route avant qu’il ne fasse nuit. Mais c’était bien trop tard, elle rentrerait à Seoul à la nuit. Mais tant pis. Redémarrant la voiture, elle reprit la route, direction la capitale par l’autoroute. Elle prit ensuite le périphérique, roulant tranquillement, son bras gauche posé sur le rebord de la fenêtre, alors que sa main gauche servait d’appui pour sa tête lourde et fatiguée.
Elle ne faisait pas gaffe à la vitesse à laquelle elle roulait, elle était trop perdue dans ses pensées pour se rendre compte de quoi que ce soit. Heureusement, les lumières éblouissantes de la ville la gardaient éveillée.

Mais alors qu’elle arrivait à un léger virage, elle vit une silhouette se dessiner. Seulement, comme elle roulait trop vite, elle mit un coup de volant brutal pour éviter la personne et freina en même temps. Elle se retrouva en plein milieu de la route, certes, mais son premier réflexe fut de contrôler dans le rétroviseur que la personne qui se promenait était saine et sauve. D’abord soulagée de voir qu’il n’y avait pas de blessé, Ema laissa sa tête se poser sur le volant, soupirant un bon coup. Mais il y avait bien quelque chose qui ne tournait pas rond… Qu’est-ce que cette personne faisait ici, sur le périphérique, à se promener ? C’était très dangereux, pour elle et les routiers.

Ema redémarra donc sa voiture et se leva du milieu pour finalement se ranger sur le côté droit, où elle roulait, coupant la route au promeneur mystérieux. Là, elle sortit de la voiture et, en se retournant, elle vit qu’il s’agissait d’un homme, assez grand et robuste. Il marchait tranquillement, comme s’il n’avait pas eu peur une seule seconde de l’accident qui avait failli survenir. Enervée de le voir si calme et détendu, Ema ne put s’empêcher de s’approcher à grands pas vers cette silhouette.


e m a ▬ « Non mais ça va pas ?! C’est quoi votre problème au juste ? Ca vous prend souvent de vous pro… » jusqu’à ce qu’elle réalisa qu’elle se trouvait face à un démon du passé.

Aussitôt qu’elle croisa son regard, Ema se retourna, lui tournant le dos, en posant sa main sur sa bouche. Elle croyait devenir folle à vrai dire. Mais elle n’avait pas rêvé. Elle ne perdait pas la boule encore, elle était bien trop jeune pour ça d’ailleurs. Mais ce n’était juste pas possible qu’il soit là… 3 ans après, presque 4.
Doucement, elle se retourna, sa main quittant sa bouche, pour le regarder dans les yeux. Elle posa doucement sa main sur le torse du jeune homme et le poussa, le forçant à faire 3 pas en arrière, pour le mettre à la lumière d’un des nombreux réverbères qui éclairaient la route du périphérique. Elle croisa alors son regard de braise, regard qui lui avait fait faire l’impardonnable, 3 ans auparavant. Pas encore certaine d’elle, elle ne put s’empêcher de relever la mèche de cheveux de Tatsuya qui venait sur son front et cachait un peu ses yeux. C’est là, qu’elle fut certaine de le reconnaître. Elle retira aussitôt sa main et fit 2 pas en arrière en posant ses deux mains sur sa tête. Un silence s’installa entre eux. Ema s’était à nouveau retournée vers sa voiture, mais elle ne la regardait pas pour autant. Elle ne regardait rien en fait. Elle pensait, juste. C’est soudainement toutes ces images qui lui revinrent. Ces souvenirs enfouis en elle, les détails les plus minimes qui revenaient à la surface.

Quand elle regarda son annulaire gauche dépourvu d’alliance, elle retint ses larmes. Pas question de craquer, pas maintenant qu’il était là. Elle le détestait plus que tout, elle lui en voulait comme jamais elle n’en avait voulu à quelqu’un. Elle le détestait autant qu’elle l’aimait. Car depuis cette première nuit, il lui avait tout pris. Sa tête, sa dignité, son cœur. Se retournant vers lui, les sourcils froncés et le regard colérique, Ema se rapprocha à nouveau de lui, doucement, et lui lança, après être restée silencieuse trop longtemps.


e m a ▬ « C’est maintenant que tu décides de te montrer ? C’est trop tard. C’est trop tard, t’entends ?! »

Elle était partagée entre l’envie de le gifler et de lui sauter dans les bras pour pleurer un grand coup. Mais petite Ema était forte. Non, elle ne pleurera pas. Pas maintenant et pas dans ses bras. Elle ira pleurer dans son oreiller, sous les mots rassurants de Junko. Mais elle n’était même pas au courant de toute cette histoire. Personne ne l’était.

Alors, en ce soir glacial de Décembre 2011, c’est ainsi que son chemin recroisa celui de Tatsuya Nakamura… Celui qui avait fait basculer sa vie. Pourquoi là, il n’y avait pas de voitures qui passaient ? Pourquoi avaient-ils eu cette chance de pouvoir se retrouver sur un périphérique, à une heure tardive ? C’était l’ironie du sort.