Il fait nuit depuis des heures lorsque Holmes pousse la porte du laboratoire. Il n'hésite pas à faire du bruit, toutefois, oubliant qu'à cette heure-ci, la plupart des gens dorment. Le risque que les tintements des fioles réveille quelqu'un est cependant faible : le laboratoire est vide, glacial, à cette heure avancée de la nuit. C'est tellement plus agréable de travailler la nuit ; il ne comprend pas l'intérêt de suivre des cours accolés les uns aux autres : ça le distraie, toute cette agitation, il ne résiste pas à la tentation d'observer chaque détail et chaque mouvement, non pas, bien sûr, par affection profonde pour cette humanité agitée qui peuple Aisling, mais plutôt par intérêt intellectuel, l'attrait de la déduction plus fascinant encore que les mixtures hybrides qu'il tente de synthétiser. Cette science fabuleuse qu'est l'induction – Sherlock sourit légèrement en alignant les tubes à essais dans le bac - oui, même la chimie ne peut l'en éloigner.

Il s'empare d'un entonnoir et d'un récipient en verre, verse quelques gouttes d'eau dans sa mixture incomplète et s'éloigne lentement de la paillasse. Quelques bulles viennent agiter la surface de la solution à présent légèrement effervescente. Holmes croise les bras, et attend – il semble attendre autre chose et la faible réaction chimique que produit la mixture au contact de l'eau ne le satisfait pas. Quelques minutes passent ; la nuit s'étend dans le ciel déjà fort sombre ; un silence complet règne dans le laboratoire.

Dans un geste de frustration puérile, Holmes envoie valser son tube à essai dans un évier voisin, le regard furibond. La chute de l'objet, qui roule à présent pitoyablement dans l'évier semble calmer l'apprenti chimiste qui se rapproche de sa paillasse. Son regard se pose sur le bac où trônent trois autres tubes à essais. Il est tenté de réessayer – il veut y arriver. Mais une colère enfantine le traverse : il aimerait y être arrivé la première fois. Sinon ça ne vaut rien.

Profondément agacé, presque honteux, il repose sa tête sur la paillasse et ferme les yeux.

Il s'endort pas vraiment, mais il rêve. Ce sont des formes indistinctes, il ne parvient pas à les reconnaître, à les différencier les unes des autres et ça l'énerve – il échoue lamentablement à un jeu, il entend de l'eau, il voit une falaise et il tombe, il tombe sans s'arrêter. Puis il entend quelqu'un crier, en hauteur, l'écho d'un pistolet, il peut sentir l'eau l'emporter très loin, très profond. Et il rouvre les yeux. Non, en fait. Il ne les rouvre pas, c'est juste un autre rêve. Il n'est pas là ; il n'y a que John, chez lui, dans son bureau – impossible, il n'y est jamais allé, mais il n'y a pas de logique dans les rêves pense-t-il vaguement – il est seul, son regard est vide, légèrement mélancolique, mais il semble souffrir le martyr. Lui qui se targue de ne rien ressentir a un léger pincement au coeur. Il essaie de comprendre, qu'est-ce qu'il s'est passé ? Et puis John regarde droit devant lui, à la façon d'un acteur qui fixe son spectateur. Il s'apprête à dire quelque chose mais on l'en empêche. Tout devient flou, Holmes a la certitude, pendant un instant, d'être mort.

Puis il rouvre les yeux, pour de vrai, cette fois.

Il comprend vite : ses yeux se posent tour à tour sur les fioles, les tubes à essais et la paillasse. Il se souvient immédiatement ; le laboratoire, l'expérience ratée, sa frustration – une douleur aigre douce dans l'estomac. Puis le rêve étrange.
C'est toujours la nuit – il n'a pas dû somnoler plus d'une heure – mais le ciel s'est teinté de gris.

Holmes réfléchit un instant en silence, range méthodiquement et machinalement le matériel de chimie qu'il a laissé en vrac sur la paillasse et éviter de songer à son rêve. Ca ne veut rien dire les rêves, de toutes façons. Il fait semblant d'omettre l'interprêtation des rêves et pense, cruel : « Quelques stupides signaux envoyés par le cerveau – organe fascinant, au demeurant, incapable de s'arrêter totalement – qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Rien. Ceux qui s'amusent à déchiffrer les songes sont des imbéciles. »

Il n'aperçoit John que plusieurs minutes après s'être redressé. Peut-être vient-il d'entrer, poussant doucement la porte, comme il en a l'habitude ? Ou alors, cela fait plusieurs minutes qu'il est là, debout, à l'observer dans l’encadrement de la porte ? Holmes, si sûr de lui, ressent une pointe de honte – il a presque envie de se justifier, d'assurer que c'est bien la première fois qu'il s'endort au laboratoire. Il lâche trois mots, seulement :

« John, déjà levé ? »

Il essaie de paraître le plus naturel possible.

« Tu n'es pas venu au laboratoire pour y travailler visiblement. Tu es étonnement matinal : tu venais me demander quelque chose ? »

Mais un voile de fatigue et d'incompréhension traverse son regard habituellement vif et perspicace.